I. L'arrivée de la princesse

Charles attendait l'arrivée de l'avion royal sur l'unique piste de l'aéroport. Appuyé avec assurance sur le flanc d'une Ferrari noire qui brillait au soleil, il plaça une cigarette italienne entre ses lèvres et l'alluma avec une allumette qu'il gratta sur le côté de la boîte de façon élégante. Vêtu entièrement de blanc, le jeune homme aux cheveux blonds qui retombaient sur une partie de son visage avait l'air d'un véritable gentleman. En l'élevant, Emilio Vezziano avait voulu qu'il garde l'esprit anglais de sa patrie d'origine.

*Il serait peut-être temps que j'arrête bientôt de fumer.*

Observant tout le monde qui attendait autour de lui, il expirait arrogamment la fumée de sa cigarette. Des gardes royaux en costume traditionnel attendaient aussi l'arrivée de l'avion pour accueillir leur princesse tant désirée. Quelques conseillers du roi étaient également présents ainsi que des domestiques envoyés du château pour récupérer ses bagages. Quant à Charles, il était chargé de la conduire au château. La route risquait d'être un peu périlleuse et le jeune homme était justement venu d'Italie pour y remédier. Le roi lui avait expliqué la situation délicate de sa succession. L'oncle de la princesse, qui était le deuxième enfant du roi, avait toujours voulu monter sur le trône à la mort de son père et ce dernier le savait très bien. Mais l'enfant préféré du monarque avait toujours été sa fille, la princesse Victoria qu'il appelait affectueusement Vicky. De ce fait, il désirait que ce soit la fille unique de cette dernière qui prenne sa succession. Bien que Caelia n'était pas prête à être une princesse de ce royaume, le roi avait confiance car elle était la fille de sa petite Vicky après tout. Hélas, l'oncle de la princesse ne serait pas le seul prétendant à la couronne bien qu'il saurait se montrer le plus redoutable. Mais tuer le fils du roi était exclu. Le souverain le lui avait formellement interdit, de même qu'Emilio.

*J'ai vu le portrait de la princesse Victoria en allant au château la dernière fois. Il paraît que sa fille lui ressemble énormément. Elle doit don être très belle. Les prétendants ne vont pas manquer et ce sera alors encore plus de travail pour moi.*

Bien qu'il lui arrivait souvent de se plaindre, Charles était un homme satisfait de la vie qu'il menait. La mort ne l'affectait pas. Il n'avait peur ni de l'infliger ni de la subir. Il était là, il existait et obéissait aux ordres de la famille Vezziano. En sachant qu'Emilio avait assassiné ses parents, il aurait dû lui en vouloir et être assoiffé par la vengeance mais il n'en était rien. La vie au sein de la mafia italienne lui convenait à merveille et il ne l'échangerait pour rien au monde.

"Ah, voilà l'avion de la princesse."

A travers ses lunettes de soleil luxueuses, Charles vit de ses yeux bruns dorés l'avion royal approcher au loin de l'unique et petit aéroport. Après avoir terminé sa cigarette, il en écrasa le mégot sous la semelle de sa chaussure blanche impeccablement cirée qui devait valoir le double de sa paire de lunettes. L'élégance était un maître mot pour lui.

Assise contre le hublot, Caelia regardait le ciel bleu azur, dépourvu de nuages. Depuis qu'elle était montée dans cet avion, l'emmenant dans un petit pays dont personne ne connaissait l'existence; et ce même la bibliothèque centrale de New York; la jeune fille se repassait sans cesse l'épisode qui lui coûta son dépaysement. Que son père ait pu lui cacher ses origines était pardonnable, mais qu'on lui demande de suivre cette hordes de gorilles en costards, et ce, pour le bien d'un pays minuscule, cela était inadmissible.

"Mademoiselle, si vous voulez bien attacher votre ceinture, nous allons atterrir…."

Détournant son visage de la fenêtre, Caelia jeta un coup d'œil sur sa ceinture toujours attachée. Levant les yeux vers le plafond, elle se retourna exaspérée et se repositionna plus confortablement.

*Et cela se dit compétant…Magnifique*

Il ne fallut que quelques minutes pour que l'avion atterrisse, et déjà, elle voyait s'avancer sur la piste, une multitude de personnes. Ainsi était-elle diamétralement attendue. Cela lui donnait nettement moins envie de descendre. Elle qui détestait la foule, devrait sortir, en plein soleil sous cette foule de regard étranger qui la dévisagerait comme une bête de foire ?

Cela il n'en était point question, aussi rouvrit-elle son livre et haussa le son de son lecteur Mp3.
S'ils voulaient d'elle, qu'ils se déplacent. Elle n'allait absolument pas faire le moindre effort pour ces étrangers.

Les jambes croisées, elle battait en mesure la cadence avec sa ballerine noire à moitié déchaussée. Le reste de son allure n'avait rien de fantastique. Habillée d'un jean taille basse et d'un chemisier col Mao blanc, la jeune fille n'avait certainement pas l'allure d'une princesse, encore moins avec ses magnifiques cheveux flamboyants retenu par un crayon.
Indifférente aux personnes autour d'elle, Caelia réfléchissait à l'éventuel probabilité d' évolution de la situation.

Charles regardait l'avion atterrir pendant que les personnes qui attendaient leur princesse s'affairaient sur le sol à préparer son accueil. Quand l'appareil fut complètement arrêté, une fanfare sonnant l'hymne d'Aden se mit à claironner la bienvenue. Mais personne ne quitta l'avion. Après quelques minutes, la fanfare s'arrêta sur une touche de déception. La princesse Caelia était-elle vraiment à bord de cet appareil? Un escalier sur lequel avait été fixé un long tapis rouge avait été placé par le personnel de l'aéroport afin de faire descendre la jeune femme mais ce ne furent que les deux hôtesses de l'air qui sortirent de l'appareil pour reporter aux conseillers du roi que la princesse n'avait pas l'air d'humeur à sortir.

*Et voilà qu'elle se comporte déjà comme une princesse.*

Charles décida d'agir, cela lui permettrait de se dégourdir un peu les jambes en même temps. Avançant d'un pas assuré vers l'avion, il fit ce que toutes ces personnes n'osaient pas faire en raison du rang de leur invité. Mais le jeune homme n'avait pas la même vision des choses qu'eux. Il n'était que de passage à Aden, Caelia n'était donc pas la princesse de son pays à lui. De plus, elle avait grandi en Amérique en tant que roturière, comme son père. La traiter soudainement comme une princesse et presque l'arracher à son foyer ne devait pas être la meilleure expérience de sa vie. En passant la porte de l'appareil de façon décontractée, il tourna la tête pour repérer la princesse qu'il reconnut rapidement. Comme l'avait prétendu le roi, elle ressemblait beaucoup à la princesse Victoria. Maintenant à l'ombre, il retira ses lunettes de soleil et s'approcha de Caelia à pas silencieux, comme le lui avaient appris ses années d'assassinat. De toute façon, elle écoutait la musique si fort qu'elle n'aurait pas entendu le klaxon d'une voiture. En effleurant sa joue, il retira un écouteur pour attirer son attention et se présenter à elle.

"Bienvenue à Aden, princesse Caelia. Je suis le comte Charles Ashworth. J'étais venu jusqu'à vous pour venir vous chercher mais je ne pensais pas devoir venir à votre rencontre à l'intérieur de l'avion et non à l'extérieur. D'ailleurs, d'autres personnes seraient ravies de vous faire un accueil en bonne et du forme. Ils sont arrivés à l'aéroport bien avant moi et vous attendent avec impatience. Un petit salut de votre part les rendraient très heureux et je peux vous enlever avant de devoir vous plier aux formalités si vous le désirez."

Charles avait dit tout ce qu'il avait à dire d'une seule traite et d'une voix agréable. Malgré son métier, il était une personne de bonne compagnie qui savait s'exprimer avec délicatesse. Cela faisait partie de son éducation de gentleman à l'anglaise par Emilio.

Plongée dans ses pensées, avec en fond un titre de Nightwish dont elle affectionnait tout particulièrement, Caelia fut surprise lorsqu'elle sentit une main étrangère lui effleurer la joue et glisser jusqu'à son oreille pour lui enlever son écouteur.

Levant ses yeux, ceux-ci rencontrèrent un visage inconnu aux traits angéliques. Son père lui avait enseigné de se méfier de ce genre de personne au visage d'ange. En règle générale, ils étaient les pires. Méfiante, elle retira son second écouteur et croisa ses mains sur ses genoux.
De sa posture droite, elle l'examina avant de parler de sa voix douce et basse.

"Je pense qu'il y'a un malentendu…Comte. Je ne suis pas une Princesse, et je ne devrai encore moins me trouver dans cet engin. Je devrai faire un petit signe pour cette horde de personnes ?
Pour quelle raison, dites-moi ? Pour les rendre heureux ?"

Secouant la tête de gauche à droite, comme dépitée, elle tourna son regard vers l'extérieur et observa ce petit monde qui attendait comme des abeilles, leur Reine.
Si elle était là, c'était en partie pour faire plaisir à son père et pour constater si cela était vrai. Mais maintenant, elle trouvait cette situation ridicule et n'avait plus du tout envie de vérifier et de rester dans ce pays.

"Ma mère n'aurait jamais voulu que je sois ici…"

Etrangement, elle se sentait triste à l'évocation de sa mère. Ici avait été son pays natal, et pourtant, elle l'avait fui. Pourquoi ? Etait-ce parce que son grand-père n'avait pas accordé sa confiance à son père ? Ne l'aimait-il pas ? Alors pourquoi devrait-il l'apprécier, elle ? Pourquoi ne pouvait-il pas choisir quelque chose ?

Prise d'un frisson, elle mit ses bras autour de son buste. Ce mouvement eut pour effet que ses cheveux se relâchent, laissant tomber cette masse de boucles de feu.

Charles se mit à sourire avec amusement. Chez une toute autre personne, un tel sourire aurait été banal, mais il en était autrement sur son beau visage. Les pensées de Caelia, qu'elle soit princesse ou pas, étaient remplies de doutes mais aussi de crainte. La peur de l'inconnu était un sentiment tout ce qu'il y avait de plus humain. En regardant tomber la chevelure flamboyante de la jeune femme sur ses épaules, le comte s'installa sur le siège à côté de celui de la princesse. Cette place avait été occupé par un homme en costume noir pendant le vol.

"Le roi et son peuple sont des gens bien meilleurs que vous ne le pensez. Aden est un pays très accueillant et où il fait bon vivre malgré sa petite taille. La princesse Victoria a quitté le royaume il y a bien des années et c'était une princesse très aimée de son peuple. Ils espéraient tous qu'elle monterait sur le trône d'Aden mais elle est tombée amoureuse de votre père. Ils n'auraient jamais pu se marier en restant ici. Les altesses n'épousent pas les roturiers, c'est ainsi qu'est faite la noblesse. Je pense que vous devriez rencontrer votre grand-père. Il pourra répondre à vos questions. Néanmoins, il ne saura vous attendre éternellement vu son état de santé qui se dégrade assez rapidement. Puisque vous avez fait le chemin jusqu'ici, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout?"

Charles ne savait pas exactement quelle opinion avoir de la noblesse mais le roi d'Aden lui avait donné une très bonne impression. Il avait toujours imaginé les rois comme étant des personnes froides et égoïstes mais le monarque lui était apparu comme un homme simple et chaleureux, bien qu'un peu conservateur. Le jeune homme vêtu de blanc se leva d'un mouvement fluide et fixa le visage de la princesse de ses yeux bruns dorés.

"De plus, il est indéniable que vous soyez la princesse d'Aden. Vous ressemblez beaucoup à la princesse Victoria dont le portrait est exposé au château."

Jetant un coup d'œil furtif aux hommes en costume noir se trouvant dans l'appareil, Charles devina qu'ils avaient autant de respect pour la princesse Caelia que les personnes qui attentaient sur la piste d'atterrissage. C'était bien pour cela qu'il restaient patiemment à bord, sans émettre ni la moindre plainte ni le moindre agacement.

Indécise, Caelia ne savait que faire et machinalement, elle se mit à mordiller sa lèvre inférieure. Ce tic, son père lui avait souvent dit qu'elle l'avait hérité de sa mère. Et bien qu'il lui répétait à longueur de temps, elle aimait lorsqu'il faisait référence à sa mère.

Elle qui avait toujours voulu en savoir plus sur elle, pouvait avoir à portée de main, toutes les réponses désirées. Mais pour cela, elle devait descendre et affronter la foule.
Puis de là, elle ferait connaissance avec "ce grand-père". Comment serait-il avec elle ?
Bien qu'elle ne le connaisse pas, elle avait eu un petit pincement au cœur, lorsque Charles avait mentionné son état de santé.

Caelia soupira et se tourna sur son siège pour faire face au jeune homme. Elle détestait que quelqu'un l'oblige à quelque chose. Elle désirait être maître de son destin et jusqu'à aujourd'hui, cela avait été le cas. Elle n'abandonnait jamais ce qu'elle entreprenait, et maintenant, elle restait à hésiter comme le genre de fille qu'elle n'appréciait pas.

"Sans vouloir vous vexer, Monsieur le Comte, vous savez très bien vous y prendre pour vendre votre pays. Mais si je décide de descendre de cet avion, ce ne sera pas pour vos paroles mais plutôt pour éviter des désagréments aux personnes qui se sont déplacées exprès pour cette mascarade."

D'un petit geste de la tête, Caelia montra la mise en scène à l'extérieur et détacha sa ceinture avant de se lever. En comparaison avec Charles, Caelia était minuscule.

"J'irai voir cet homme que vous prétendez être mon grand-père mais je ne m'éterniserai pas. Je ne peux pas rester ici, car je suis une roturière moi aussi…et j'aime la vie que j'aie."

Sa voix était ferme et déterminée, tout comme elle était convaincue de ce qu'elle disait. Tout dans son attitude le montrait, et sans le savoir, cela était digne.

Caelia rangea son baladeur dans la pochette de son sac et l'attrapa pour sortir. De sa démarche dansante et gracieuse, elle se dirigea vers la porte et jeta un coup d'œil derrière elle.
Le Comte n'avait pas bougé.

"Vous venez ou restez planté là ?"

Se retournant vers l'entrée, elle jeta un coup d'œil à l'extérieur mais fut éblouie par le soleil.
Cela lui donnait encore moins envie de descendre. Aussitôt avait-elle pensé cela, qu'elle sentit la présence du jeune homme à ses côtés.

L'heure était venue.

Caelia inspira et s'excusa à voix basse aux hommes en noirs, avant de disparaître dans cette lumière blanche.

Charles ouvrit la marche en faisant signe aux personnes à l'extérieur de l'arrivée de leur princesse. Ils purent ainsi accueillir Caelia avec enthousiasme. Son initiative avait pour but de repérer tout danger et de pouvoir servir de bouclier en cas d'attaque. Mais tout se passa bien. Lorsqu'ils furent enfin sur le sol d'Aden, Charles remit ses lunettes de soleil sur les yeux et sortit les clés de sa Ferrari noire décapotable flambant neuve de sa poche. C'était un cadeau de Miguel, un homme au service de la famille Vezziano qui l'avait rejointe plus ou moins de la même façon que lui. Mais contrairement à Charles, il aimait tout ce qui était tape-à-l'oeil. Miguel avait voulu la prendre jaune canari et avait concédé à la prendre noire sous la menace de Charles de faire un joli trou bien net dans son crâne d'un sourire exquis.

*Même en noir, cette voiture ne manque pas de discrétion.*

Voyant Caelia se faire submerger par les conseillers du roi qui se présentaient à elle, il lui attrapa la main et lui montra le véhicule qui n'attendait plus qu'eux et dont il désactiva l'alarme en appuyant sur un bouton situé sur la clé de contact.

"Voyons les formalités plus tard, messieurs. La princesse vient de faire un long voyage."

Charles fit signe à la jeune femme de s'installer pendant qu'il retenait le comité d'accueil en s'excusant avec tact. Des hommes de la famille Vezziano, il était celui qui savait le plus faire preuve de diplomatie. Une fois que Caelia eut bouclé sa ceinture de sécurité, Charles s'installa rapidement dans la voiture et la démarra à vive allure sans prendre la peine d'attacher lui-même sa ceinture. La route en direction de la capitale était droite, un véritable havre pour un amateur de vitesse comme lui. Pour détendre un peu l'atmosphère, il alluma la radio lorsqu'il dépassa le 130 km/h. Avec le vent sifflant dans les oreilles, ils ne pouvaient pas attendre grand chose.

"Êtes-vous prête à rencontrer le roi?"

Les cheveux de la princesse Caelia volaient au gré du vent. Sa chevelure d'un roux presque rouge lui faisait penser à un feu dansant dans une cheminée. Mais son regard fut soudainement détourné vers son rétroviseur. Charles dépassait largement la limite de vitesse autorisée et une voiture les rattrapait. C'était mauvais signe.

A peine était-elle descendue de l'avion qu'une foule de gens se ruèrent sur elle pour l'accueillir et se présenter. En moins d'une minute, ses oreilles avaient pu entendre près une dizaine de noms et fonctions.

*Comment peuvent-ils être si enthousiaste face à une inconnue ?*

Plus ils avançaient et plus les gens s'amassaient. Et soudainement, alors qu'elle s'évertuait à saluer tout le monde, elle sentit une main inconnue lui saisir la sienne. Et aussi bizarrement que cela puisse paraître, un frisson lui parcourut l'échine.
Avant qu'elle ne puisse s'interroger sur ce phénomène étrange, elle se retrouva face à une Ferrari sublime.

Caelia ne s'intéressait pas particulièrement aux voitures mais appréciait la vitesse et les sensations fortes.
Aussi put-elle apprécier cela lorsque le comte démarra en trombe.
Ses cheveux, libres de toute attache, flottaient derrière elle, semblable à La cape de brega qu'agitait les Matador.

Et aussi léger qu'une brise maritime, Caelia perçut la voix du Comte. Elle n'était pas certaine de ce qu'elle avait entendu, aussi répondit-elle avec prudence.

"Comment peut-on être prêt à rencontrer quelqu'un dont on ne connaissait pas l'existence jusqu'à aujourd'hui ?
Ma réponse est donc non. Mais ce sera comme pour tout. On se prépare psychologiquement à une certaine chose et cela se passera toujours autrement, au final…"

Constatant qu'il n'était pas attentif à ses paroles, Caelia tourna sa tête vers lui et l'observa. Celui-ci paraissait anxieux. Son regard suivit alors celui de son compagnon de route et remarqua une voiture qui arrivait à pleine allure.
La jeune femme gémit doucement avant de se renfoncer sur son siège et regarda le paysage.

"Je m'en doutais…C'est toujours pareil. Bon sang, j'aurai mieux fait de rester aux Etats-Unis…"

Sa voix n'exprimait aucune crainte mais plutôt de la lassitude. Durant ses préparatifs, la jeune femme s'était imaginée plusieurs scénarios possibles et inimaginables sur son arrivée à Aden.
Elle avait lu assez de romans et vu assez de films pour savoir que ce genre de chose allait arriver.

En appuyant à fond sur la pédale d'accélérateur, Charles déboutonna la veste de son costume immaculé et c'est avec l'oeil déterminé de l'assassin qu'il était, tel un chasseur sur sa proie, qu'il fixait du regard la voiture qui approchait dans son rétroviseur. L'ouverture de sa veste, dont les deux côtés battaient maintenant contre son torse à cause du vent qui s'y engouffrait, montrait la présence d'une sorte de bretelle de cuir blanc bordé de fil doré à laquelle était suspendu un fourreau contenant un révolver. C'était une arme plus élégante qu'efficace avec son manche de nacre blanche et son barillet qui ne contenait qu'une demi-douzaine de balles.

"Des complications. Faites attention à vous, princesse. Nous allons rencontrer une zone de turbulence."

Charles se mit sur un genou sur le siège, ayant l'autre jambe tendu pour maintenir la pédale d'accélération enfoncé. Une main tenait le volant, l'autre le révolver qui étincelait à la lumière du soleil. Il tendit son bras armé en direction de leurs poursuivants, plissa les yeux pour voir si le conducteur n'était pas la cible qu'il n'avait pas le droit d'abattre et appuya sur la gâchette. Avec la précision d'un joueur de fléchette, la balle atteint le crâne du conducteur de la voiture.

"Je viens de gagner un peu de temps."

Le jeune homme se ressaya sur le siège de la Ferrari et rangea son révolver à l'intérieur de sa veste. Comme il se devait de protéger Caelia, il ne pouvait pas se permettre les manœuvres folles qu'il se permettait d'habitude. Il risquait de blesser la princesse, voir de la tuer. Ainsi, il décida de rester à distance de leurs assaillants dont la voiture réapparaissait à nouveau dans son rétroviseur. Comme il s'en était douté, un passager de cette voiture allemande pris le relais.

"Vous savez, princesse, je sais que cela semble complètement fou à croire mais c'est à Aden que vous serez le plus en sécurité."

L'un des passagers de la voiture qui les suivait, sortit une arme et commença à mitrailler en direction de la voiture italienne. Les choses devenaient sérieuses, le sang de Charles se mit à frémir. Le sang-froid et l'excitation de l'assassin qu'il était l'animait. En tirant sur son frein à main, il fit faire un tête à queue à son véhicule.

"Je ne pourrai pas éviter les balles, Miguel va vouloir me tuer quand il verra l'état de la voiture."

Puis il abaissa le frein à main et roula à vive allure vers les poursuivants armés. Dans un rangement derrière le levier de vitesse, Charles récupéra une sorte de boule de Noël de couleur noire dont il porta le bout à ses dents. Il avait finalement décidé de faire quelque chose de dangereux. Il valait mieux qu'il évite d'abîmer la voiture, Miguel se serait vexé. Il fonça alors en direction de l'autre. Le passager recommença à tirer, Charles ordonna à Caelia de se baisser pour limiter le risque qu'elle ne soit touchée. Puis, approchant la collision, il fit une manœuvre de côté, arracha le bout de la boule de ses dents et la jeta dans la voiture allemande avant de faire un tête à queue derrière celle-ci pour continuer son chemin dans le sens inverse aussi vite que possible. Alors qu'ils étaient à quelques centaines de mètres, la voiture derrière eux explosa. De son stoïcisme typiquement anglais ou typiquement assassin de la mafia, Charles continua à rouler comme si de rien n'était.

"Vous pouvez vous rasseoir correctement, princesse. Ces gens-là ne viendront plus vous importuner."

D'une main, il reboutonna sa veste blanche et desserra légèrement sa cravate. Le calme avec lequel il avait géré la situation et la nature de son armement rendait évident le fait que ce comte n'était pas aussi blanc que neige qu'il le semblait. Reconnaissant qu'il aurait pu employer des moyens plus discrets pour ne pas montrer sa vraie nature, il se rendit à l'évidence qu'un assassin restait un assassin, quelque soit le masque qu'il portait.

*J'ai grillé ma couverture auprès d'elle. Ce n'était pas une chose à faire mais c'est peut-être mieux ainsi si je veux accomplir ma mission avec efficacité.*

Au loin, les traits du château d'Aden se dessinaient. Charles décida de réduire l'allure, il ne manquerait plus qu'ils soient arrêtés par la police alors qu'il était armé et que des impacts de balle criblaient la carrosserie noire.

Alors qu'ils roulaient tranquillement vers la capitale, Caelia observait le conducteur avec suspicion. Pendant toute la durée de course poursuite, la jeune femme n'avait prononcée le moindre mot, obéissant au ordre du Comte. Elle était restée stoïque et n'avait eu, à aucun moment, peur.

Dés le départ, il lui avait semblé assez bizarre qu'aucun garde du corps ne les suive en voiture, aussi c'était dit que celui-ci se faisait passer pour ce qu'il n'était pas.

*A moins que les Comtes aient une formation dans ce genre d'activité…*

A le regarder ainsi, Caelia ressemblait à un chat prêt à bondir sur sa proie. Elle ne l'interrogerait pas. A quoi bon. Elle reprendrait l'avion, au plus tard, le lendemain et n'était pas prête à s'embarquer dans des histoires louches qui ne la concernait pas.
Et bien qu'elle ait manqué de se faire tué, la jeune femme avait adoré les sensations qu'elle avait ressenti.

Détournant finalement son regard du Comte, elle observa en silence le château qui grandissait à vue d'œil. Elle devait s'avouer que la ville qu'ils traversaient, relevait d'un charme et d'une architecture des plus prestigieuses. Caelia put admirer le mélange d'architecture gothique, victorienne et totalitaire.

Enfin, ils arrivèrent à destination et la jeune femme ne put que pousser un soupir de tristesse.

Devant le château, Charles se présenta aux gardes pour qu'on lui ouvre les grilles et qu'il puisse aller se garer devant le grand escalier sur lequel un large tapis rouge était déployé. Après avoir coupé le moteur, le jeune homme ne bougea pas tout de suite. Il retira ses lunettes de soleil et se tourna vers Caelia qui détachait sa ceinture sans grand entrain.

"Comme je vous l'ai dit avant que nous ne soyons interrompus à nouveau, c'est à Aden que vous serez le plus en sécurité. Si vous quittez le royaume, je ne serai plus en mesure de vous protéger. Maintenant que votre existence a été rendue publique, des gens aussi peu louables que les personnes que nous avons croisé sur la route tenteront de mettre fin à vos jours."

Ses mots si ordinaires semblaient totalement déplacés dans ce contexte mais Charles était si habitué au danger et à la mort que cette altercation n'avait été qu'une broutille pour lui. Néanmoins, il trouva préférable de justifier son action peu commune au commun des mortels dont Caelia faisait partie.

"Comme vous l'avez probablement deviné, je ne suis pas vraiment comte mais j'avais espéré que ma couverture résisterait plus de temps que cela. Le fait est que je n'ai pas l'habitude de protéger autrui. C'est le roi qui m'a engagé pour vous protéger."

Un garde s'approcha de la voiture attendant que son conducteur et sa passagère en sortent pour la conduire au garage royal. En descendant, Charles observa brièvement la carrosserie en faisant le tour du véhicule pour ouvrir la portière de la princesse Caelia.

*Maintenant, c'est certain. Miguel va publier un contrat sur ma tête.*

Le garde l'observa avec crainte et suspicion. Même le plus novice des détectives remarquerait que les impacts présents sur la voiture avait été faits par des balles.

Bien qu'arrivé à Aden, Charles ne semblait pas vouloir descendre tout de suite. A croire que parce qu'il s'expliquait sur ce qui venait de se passer et sa couverture, elle allait sauter de joie et le remercier. On avait attenté à sa vie et cela par leur faute.
Si ils avaient un peu de jugeotte, ils ne seraient pas venus la déloger de son cher pays qu'elle aimait tant et rien de tout cela se serait passé.

Bien sûr, il était impossible qu'elle lui explique cela puisque apparemment, il était au ordre de ce "grand-père" égoïste et comptait bien faire tout ce que celui-ci lui ordonnerait.

*Ce ne sera pas chose aisée de disparaître de sa vue…*

Alors que Caelia s'apprêtait à ouvrir sa portière, Charles fut plus rapide pour la lui ouvrir.

"La prochaine fois, je penserai à mettre des lunettes de soleil et un foulard pour cacher mes cheveux."

Son ton était ironique et son regard en disait long sur ce qu'elle pensait de tout cela. Son sac passé en bandoulière, elle jeta un regard furtif sur la voiture et constata avec tristesse qu'elle était bonne pour ne plus rouler.

*Ce ne sera pas donc avec cet engin que je pourrais m'échapper…*

Suivant la petite troupe qui se mettait en marche, la jeune femme se plongea dans ses pensées. En temps normal, elle aurait admiré avec passion cette architecture si particulière mais aujourd'hui, elle n'avait pas le cœur à cela. Elle préférait se concentrer sur tout ce qu'il s'était passé depuis son arrivée et bien avant. Elle pourrait alors émettre des arguments valables face à ce vieux monsieur.

En entrant dans le palais, Caelia se mit à frissonner tant l'intérieur était frais. Tout était d'une rare beauté et sobriété. Elle, qui s'attendait à un luxe clinquant, fut surprise par la discrétion du lieu. Malgré tout, son regard ne pouvait feindre l'indifférence devant des objets d'une grande valeur et d'une grande beauté.

Charles accompagnait la princesse à pas modéré à travers le château d'Aden. Sur leur passage, les personnes assez âgées pour avoir connu la princesse Victoria furent surpris par la ressemblance de Caelia avec sa mère. Le jeune homme n'était venu que quelques fois au château rendre visite au roi pour que celui-ci lui donne des renseignements sur Aden, ses habitants et sa famille royale. La lutte pour la succession du monarque au trône n'avait pas commencé avec la révélation de l'existence de la princesse mais bien avant, trois années plus tôt, lorsque la santé du roi avait commencé à montrer des signes de faiblesse.

*Je n'ai pas l'impression qu'elle ait conscience du danger qu'elle encourt. J'espère que le roi sera en mesure de la convaincre de rester ici.*

Charles avait été envoyé d'Italie il y a un mois, le temps de s'installer et de trouver ses repères dans ce petit royaume. Depuis son départ, Venise ne lui avait pas vraiment manqué. Il n'avait d'attache nulle part dans le monde. Pas de parents, pas de femme, pas d'enfants. Sa seule famille était la famille Vezziano qui avait établi sa demeure à Venise par pure fantaisie. Au sein de la maison des Vezziano, ils étaient tous des frères et à la fois des rivaux. Ces histoires de lutte de succession n'étaient guère étrangères au jeune homme. Les siens complotaient également les uns contre les autres pour un jour prendre la tête de la famille à la mort de son chef actuel, Emilio Vezziano. D'ailleurs, ce dernier avait bien entendu ses fils préférés et les autres n'appréciaient guère ce favoritisme bien que ce n'ait aucune incidence sur qui deviendrait le chef. Charles faisait d'ailleurs parti des favoris d'Emilio, Miguel aussi.

*Qu'ils se battent s'ils en ont envie, je n'ai pas envie d'être le chef de famille.*

Puis en passant devant un couloir, il s'arrêta et effleura du bout de ses doigts fins le bras de Caelia pour lui faire signe de s'arrêter. Il reconnaissait ce couloir et savait où il menait. Mais ce n'était pas sur le chemin des appartements du roi.

"Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer, princesse."

Charles fit quelques pas en direction de ce couloir et invita Caelia à le suivre.

Marchant à quelques pas du Comte, Caelia le maudissait avec une rare intensité. Elle n'était pas du genre à détester les gens ou ne pas les apprécier sans avoir, au préalable, fait connaissance. Mais là, elle se mettait à détester sa nonchalance face à tout ce cirque.

Peu importe où se posait son regard, elle remarquait sans cesse le visage étonné des personnes qu'ils croisaient. A croire qu'elle était le portrait craché de sa mère.
Certes, elle lui ressemblait mais trouvait qu'elle tenait également de son père. Et se voir examiner sous toutes les coutures après qu'ils soient passés, la rendait malade.

Même la beauté du palais ne suffisait pas à la détendre. Et lorsque Charles effleura, de ses doigts fins, le bras de Caelia, celle-ci eut un mouvement de recul. Comme si il l'avait brûlé.

"Vous n'avez pas besoin de me toucher à chaque fois que vous désirez mon attention, Comte"

Cela étant dit, elle le dépassa rapidement dans la direction qu'il prenait et se frottait le bras tout en fronçant ses sourcils.
Elle n'aimait guère qu'on la touche et encore moins lorsque c'était des inconnus.

Comme elle arrivait à une intersection entre deux couloirs, la jeune femme s'arrêta et regarda succinctement à gauche et à droite. Ne sachant quelle direction prendre, elle attendit, en soupirant, que Charles la rejoigne.

Charles observa Caelia fulminer toute seule, s'en aller puis attendre qu'il parvienne jusqu'à elle puis lui indiquer le bon chemin à une intersection. Elle n'avait pas un caractère des plus faciles. Il se demanda, lui qui était européen, si tous les américains étaient ainsi.

"Je suis navré, princesse. C'est une habitude que j'ai depuis des années mais vous êtes la première personne à me le reprocher."

Au sein de la famille Vezziano, les gens étaient très tactiles. Ils se serraient la main, se prenaient dans les bras et se donnaient des tapes dans l'épaule. Charles en avait été très surpris au début parce-que sa famille en Angleterre ne l'avait touché que très rarement. Son père, c'était pour le frapper. Quant à sa mère, c'était pour le soigner après les coups. En Italie, il avait appris une véritable communication par le contact, si bien que c'était devenu tout naturel pour lui. Il lui était même arrivé de poser sa main sur la frêle épaule du roi d'Aden, un geste rassurant dont ce dernier avait été surpris sans broncher.

"C'est par ici."

En chemin, Charles réalisait que Caelia devait se sentir frustrée d'avoir assisté à ses prouesses sur la route les menant au château sans en connaître le moindre détail. Maintenant, elle savait qu'il n'était pas vraiment un noble mais il ignorait jusqu'où il pouvait lui révéler qui il était. A Venise, quand une femme lui demandait son métier et qu'il répondait en toute honnêteté, elle en était presque à s'enfuir. Voilà pourquoi les femmes qui épousaient des membres de la famille Vezziano étaient des filles de mafieux ou de bandit pour la plupart.

"Il y a une chose que je dois vous préciser afin d'éviter tout malentendu. Je ne suis pas aux ordres du roi. S'il décide que je fasse une chose autre que votre protection, je dois en premier avoir l'aval de mon... supérieur. Je ne suis pas un sujet du roi, je n'ai donc pas à lui obéir."

Reconnaissant le buste d'un ancêtre de la princesse, Charles constata qu'ils n'étaient plus très loin que ce qu'il voulait montrer à la jeune femme.

Charles était arrivé à ses côtés et s'était excusé pour sa familiarité. Mais le fait qu'il prétende qu'elle soit la première à le lui faire remarquer la renfrognait encore plus.
Comment pouvait-elle être la seule à le lui dire ? Toutes les autres femmes appréciaient alors qu'il les touche ?
Pourtant, il y avait quand même une barrière que l'on ne pouvait dépasser. Les bonnes manières ne permettaient pas cela.

Elle se souvenait encore de ce pensionnat pour jeunes filles de bonne famille où elle avait vécu ses primaires et son lycée. On leur inculquait tout ce qu'une jeune fille devait savoir.
Comment se tenir à table, leur façon de marcher, de dialoguer, et plus encore.
Elles devaient être parfaite en société.

Caelia avait, au départ, trouvé cela amusant pour devenir au final, une contrainte. Certes, certaines choses étaient fortes intéressantes mais d'autres en étaient aberrantes

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, la jeune femme pouvait remarquer les tableaux et sculptures qui ornaient ce couloir, ou plutôt la galerie. Les sourcils froncés, elle écoutait d'une oreille Charles qui se sentait obligé d'expliquer quelques petites choses sur sa personne tandis que de l'autre, elle regardait attentivement autour d'elle.

Puis, réalisant ce qu'il essayait de lui dire, Caelia s'arrêta net et plongea son regard attentif dans le sien.

"Dites-moi, Comte. Quel est votre véritable nom de famille ?
Ou plutôt, si vous ne faites pas partie d'une famille anglaise, votre supérieur doit être d'une autre origine. Ce qui collerait avec vos capacités peu commune…"

Penchant sa tête sur le côté, la jeune femme plissait les yeux en le regardant intensément.

"Après tout, au point où j'en suis, ce que vous allez me dire ne changera pas grand-chose.
Que vous soyez Comte ou encore…un gangster, tiens. Cela m'indiffère.
Si vous êtes là pour ma sécurité…Eh bien, laissez-moi repartir.
Si certaines jeunes filles demandent à être une princesse, moi, pour ma part, j'ai d'autres rêves tellement plus excitants que "ça". "

Caelia insista bien sur le "ça" car pour elle, elle n'avait jamais rêvé de prince et princesse.
Elle se voyait plutôt comme Indiana Jones, CHAMPOLLION, etc.
Elle rêvait de découvrir le monde, autrement que dans des livres.

Charles écoutait les suppositions de Caelia sans prendre la peine de l'interrompre. Il les trouvait assez aléatoires et plus ou moins à côté de la plaque. Quant au désir de la princesse de retourner aux Etats-Unis, il réalisa qu'elle n'avait aucunement conscience de sa situation.

"Charles Ashworth est mon véritable nom. Pourquoi utiliserais-je un nom d'emprunt? Je n'en vois pas vraiment l'utilité à Aden. Ce n'est pas comme si j'étais agent secret. De plus, qu'est-ce qui vous fait croire que mon supérieur n'est pas anglais? Les anglais ne sont-ils pas capables de se défendre? Je trouve qu'ils se sont pourtant bien débrouillés pendant la guerre mondiale."

Bien qu'il ait grandi à Venise, Charles avait été élevé comme un anglais. Emilio était une personne très stricte lorsqu'il voulait façonner quelqu'un selon une image très précise qu'il avait en tête.

"En réalité, je viens d'Italie. De Venise plus précisément, qui n'est pas vraiment très loin d'Aden. Je suis né en Angleterre, de parents anglais. A leur mort, j'ai été adopté et emmené en Italie."

Adopté n'était pas vraiment le terme exact mais ce n'était guère important. Emilio voyait Charles comme un fils mais ce dernier avait du mal à le voir comme un père. Il était son patron après tout. Le jeune homme préférait considérer qu'il n'avait pas de famille. Ainsi, il n'avait aucune attache. Soudainement, il s'arrêta. Il jugeait qu'il se devait de mettre Caelia en garde puisqu'elle était si obstinée.

"Je ne peux pas vous empêcher de retourner en Amérique mais vous devez savoir que vous ne serez plus en sécurité nulle-part. Si vous quittez Aden, je retournerai en Italie et je ne pourrai plus vous protéger. Tant que vous serez en vie, vous serez l'héritière légitime du trône d'Aden. Donc que vous soyez ici ou aux Etats-Unis, votre vie sera en danger, où que vous alliez, mettant ainsi vos amis également en danger. Votre père aussi. C'est pour cela que je vous ai dit que c'est à Aden que vous serez le plus en sécurité."

Charles ne savait pas si Caelia comprendrait la gravité de sa situation, si elle prendrait conscience qu'en quittant le royaume, elle pouvait nuire également aux personnes qu'elle chérissait alors que l'unique cible n'était autre qu'elle. Il savait que tout cela résumait à lui faire réaliser qu'elle devait abandonner ses rêves et il préférait que ce soit lui qui le lui annonce plutôt que le roi, qu'elle aurait probablement haït pour lui avoir dit de telles choses alors qu'elle était sa petite-fille. D'un certain point de vue, tout était la faute du roi mais Charles comprenait que celui-ci avait ses raisons, des raisons qu'il expliquerait à Caelia lorsqu'il la rencontrerait.

Bien que tout ce que pouvait lui dire Charles, Caelia refusait à nouveau d'écouter qu'il était bon pour elle de rester. Cela avait beau être la vérité, elle détestait cette idée de l'emprisonner à tout jamais dans une cage dorée et ce, par caprice d'un vieux bonhomme qui n'a jamais daigné s'occuper d'elle. Et elle devrait acquiescer gentiment et dire qu'elle comprenait ?
C'était mal la connaître.

"C'est cela, oui. Bon, on ne va pas moisir ici, donc vous me montrez ce que vous voulez que je voie et on y va."

Tournant les talons, Caelia se détestait pour avoir dit qu'elle viendrait par pure courtoisie.
Elle était prise au piège, et si elle désirait s'enfuir, il fallait qu'elle trouve une issue, un lieu, et surtout un moyen de locomotion.
Elle n'avait pas peur de l'inconnu et encore moins, le fait de devoir se débrouiller. De l'argent, elle en avait, certes pas des masses, mais assez pour vivre aisément.

Et l'autre se fichait comme une guigne de ce qu'elle pouvait penser. Pour lui, le roi aurait de bons arguments et blablabla. Si quelqu'un d'autre désirait, voulait autant sa place, elle la lui donnerait sans hésiter.

L'attitude négative de Caelia attristait Charles quelque peu. Elle avait l'occasion d'en savoir plus sur ses origines, bien qu'elle soit née aux Etats-Unis, et d'en savoir plus sur sa mère mais tout ceci lui apparaissait comme une corvée. Le jeune homme n'avait que très peu de souvenirs de sa propre mère. Après que ses parents aient été tués par la famille Vezziano, leur maison en Angleterre avait été brûlé avec leurs corps sans vie. Après ça, le manoir de la famille à Venise était devenu sa maison mais il n'avait plus d'endroit d'où il venait.

"Pourquoi votre venue à Aden vous irrite-t-elle autant? Ce château regorge de souvenirs de votre mère telle qu'elle était avant de rencontrer votre père et de partir pour l'Amérique. Si j'avais la chance d'en savoir plus sur la mienne, je la saisirais."

En la dépassant, il ouvrit une double porte sur une salle où trônaient des œuvres d'art et un bureau qui ne servait apparemment pas. Et là, juste devant eux, se trouvait un grand tableau que le roi avait montré à Charles quand il pouvait encore se déplacer et il lui avait tout expliqué. Le monarque avait pensé que celui qui protègerait sa petite-fille devait être mis dans la confidence au cas où il mourrait avant la venue de la princesse à Aden.

"Ce tableau représente le roi et l'une de ses filles, la princesse Victoria, votre mère. Elle avait votre âge à cette époque-là. Vous lui ressemblez vraiment beaucoup à l'exception d'un petit quelque chose que vous tenez de votre père. Au moment où ce tableau fut terminé, la princesse Victoria était sur le point de quitter Aden. Et savez-vous pourquoi son sourire est-il si resplendissant?"

En observant le visage de la princesse sur le tableau, Charles se mit à se demander si celui de Caelia était aussi joli et sincère. Il avait également sourit lorsque le roi lui avait raconté toute cette histoire.

"Elle n'avait d'autre choix que de quitter Aden si elle voulait rester avec votre père. Dans ce royaume, les princesses n'épousent pas des roturiers et votre mère en était consciente. Mais elle ne voulait pas s'enfuir car elle entretenait une relation très étroite avec votre père, elle était son enfant préféré, et elle ne voulait pas lui briser le coeur. D'autant plus qu'elle en aurait été affectée elle aussi. Elle avait finalement parlé au roi de son désir d'épouser votre père. Après une longue discussion qui fut très pénible à votre grand-père car il ne voulait pas la laisser partir, il lui donna son approbation mais il était clair que vos parents ne pourraient jamais revenir à Aden. Le royaume est régi par des lois et quand un membre de la famille royale se marie, il doit avoir non seulement l'accord du roi mais aussi du Conseil Royal. Votre grand-père et la princesse Victoria savaient qu'ils ne l'obtiendraient jamais du Conseil, alors vos parents se sont plus ou moins enfuis pour les Etats-Unis."

Il fixa à nouveau le splendide sourire sur le tableau puis acheva son récit.

"Le roi a exigé qu'un tableau soit peint avant le départ de la princesse Victoria. Elle était si heureuse de pouvoir vivre avec l'homme dont elle était tombée amoureuse et avec l'accord de son père que du début à la fin de la peinture de ce tableau, elle avait gardé ce sourire merveilleux."

Lorsqu'il avait conté son récit à Charles, le monarque en avait été très ému. Très peu de gens connaissaient la vérité et de la dire devait l'avoir incroyablement apaisé.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'ils entrèrent dans une pièce. La jeune femme n'avait d'yeux que par ce qu'elle voyait. Lentement, elle s'en approcha et dévorait des yeux, l'objet. Caelia remarqua des détails si communs qu'elle gardait en mémoire.

Sa mère lui faisait face. Peinte sur une immense toile. Elle était magnifique, resplendissante de bonheur.
Alors au même moment, Charles se mit à conter l'histoire de ce tableau.

Caelia avait toujours eu envie d'en savoir plus sur sa mère mais au fil du temps, elle avait mis son désir de côté. Plus elle grandissait et plus elle lui ressemblait, et cela attristait son père.
Plusieurs fois, elle l'avait surpris, le regard voilé de tristesse, à l'observer.

Lorsqu'elle se rendait à l'école primaire, elle regardait avec envie, toutes ces mamans qui accompagnaient leur enfant. Elle, devait se contenter de la gouvernante. Alors petit à petit, elle avait enfermé, au plus profond d'elle-même, se manque de présence, sa mère en somme.

Aussi droite et raide qu'un piquet, Caelia luttait pour ne pas laisser échapper quelques larmes.
Profondément, elle inspira et prit la parole.

"Je suppose que nous pouvons y aller maintenant que vous m'avez montré ceci…Ce ne serait pas très correct de faire attendre le Roi, sachant qu'il a été prévenu de notre arrivée…"

La jeune femme se retourna et sortit dignement de la pièce, sans un regard derrière elle. Caelia était bien trop chamboulée et cela s'exprimait par une attitude encore plus distante.

Alors que Caelia quittait la salle d'un pas décidé, Charles resta encore quelques secondes à admirer le portrait de la princesse Victoria. Sa mère à lui n'avait pas été aussi jolie, ni aussi rayonnante. Le jeune homme se demandait d'ailleurs s'il l'avait déjà vu sourire sincèrement. Les coups avaient laissés des traces sur le visage de cette femme anglaise de modeste famille. Son père n'y était jamais allé de main morte avec elle. Lorsque le souvenir de sa mère, une balle logée dans la tête lui revint, il ferma les yeux. Il avait tué beaucoup de gens sans le moindre remord mais le décès de sa mère le marquait toujours autant.

*Je ferais bien d'y aller avant de me faire gronder par la princesse.*

Il tourna alors le dos au tableau et rejoignit la princesse Caelia qui l'attendait, un peu impatiente. Ils revinrent ensuite sur leurs pas, sans prononcer le moindre mot. Comme Charles l'avait supposé, le fait de voir ce tableau de la princesse Victoria et d'en connaître son histoire avait visiblement eu de l'impact sur la jeune femme. Soudain, il sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il le prit et lut le nom de cette personne qui l'appelait en sachant pertinemment qu'il était en mission. Pesant le pour et le contre de ce qu'il se produirait s'il répondait ou pas, il décida de décrocher.

"SALUT MON CHARLIE!!"

Charles éloigna le téléphone de son oreille. Comme si cet idiot avait besoin de crier... Il adressa un sourire un peu gêné à l'adresse de la princesse qui le regardait un peu surprise. Charles n'aimait pas les surnoms mais au sein de la famille Vezziano, il y avait une personne qui adorait en donner à tous le monde. La faute de qui selon vous? Celle d'Emilio qui l'avait élevé ainsi bien-sûr.

"Miguel, tu sais pertinemment que ce n'est pas le moment de me passer un coup de fil pour des choses aussi inutiles que de simplement me dire bonjour."

L'envie de raccrocher au nez de cet imbécile le démangeait terriblement mais tel qu'il connaissait Miguel, celui-ci serait capable de venir jusqu'ici pour lui faire regretter d'avoir mis fin à leur communication de façon si impolie, comme si lui-même se souciait de la politesse.

"Oh, je vois. T'es avec la princesse? Elle est jolie? Dis-moi tout!
-Au revoir, Miguel.
-NON! ATTENDS! RACCROCHE PAS!
-Que veux-tu?
-Alors, cette voiture que je t'ai offert, elle fonctionne du tonnerre, n'est-ce pas?
-Oui.
-Tu l'as pas rayé au moins, hein Charlie?
-..."

Alors que Miguel se mettait à hurler dans le téléphone, Charles décida finalement de raccrocher. Son ami n'avait pas l'air de l'avoir appelé pour des choses sérieuses. Le jeune homme rangea son téléphone dans sa poche tout en soupirant. Il se doutait qu'il n'allait pas s'en tirer comme ça après avoir laissé la voiture flambant neuve dans un tel état de dégradation.

*Et je ne m'appelle pas Charlie, idiot de Miguel.*

Pendant que Charles était en communication téléphonique avec une personne à la voix forte, Caelia s'éloigna quelque peu. Elle désirait lui donner un peu d'intimité et en même temps faire le point.
La jeune femme longea le couloir tout en regardant les portraits accrochés. Jusqu'à présent, elle avait refusé tout ce qui touchait à son passé. Mais elle tenait aujourd'hui, entre ses mains, la chance d'en savoir plus. Elle ne savait que faire.

Devait-elle rester ici et connaître sa famille, et risquer de souffrir une nouvelle fois ? Ou alors rentrer chez elle, et être semée de doutes tout le long de sa vie. Elle savait qu'elle pourrait y faire face et oublier tout cela mais elle savait également que lorsqu'elle se sentirait seule, elle repenserait à cette chance gâchée.
Elle n'était pas du genre à regretter ses décisions mais cela la déroutait quelque peu. Etait-ce parqu'elle se trouvait dans la maison où sa maman avait été élevée ?

Caelia arrêta sa progression devant un tableau. Celui-ci représentait une jeune femme aux traits semblables de sa mère. Elle avait la grâce et la douceur qu'une reine pouvait avoir. S'approchant lentement pour en examiner les détails, elle remarqua la date en bas à droite du tableau.

*1866*

Apparemment, leur beauté s'héritait de génération en génération. La jeune fille s'était souvent désolé de ne pas être aussi belle que sa mère. Elle se trouvait sans charme mais ne faisait rien pour autant. Elle avait abandonné l'espoir après plusieurs échecs.

Charles remarqua que Caelia s'était arrêtée devant le portrait d'une de ses ancêtres avec un once de regrets. Le jeune homme revint sur ses pas et s'arrêta à côté de la princesse, admirant lui aussi le tableau.

"Les femmes de la famille royale d'Aden ont toujours été très belles et gracieuses. Les reines et les princesses des autres pays d'Europe enviaient leur beauté tandis que les rois et les princes en étaient envoutés."

Il tourna la tête vers Caelia et lui adressa un sourire doux mais réservé.

"Il est certain que vous en avez également hérité, princesse."

Puis il continua son chemin vers les appartements du roi qui n'étaient plus très loin. Charles se demanda comment le grand-père et la petite-fille allaient réagir en se rencontrant. Il espérait néanmoins qu'elle ne serait pas trop dure envers lui. La maladie l'avait autant affaibli physiquement que psychologiquement. Au loin, il put apercevoir une immense porte surveillée par une poignée de gardes royaux bien armés. Lorsqu'ils reconnurent le comte et la princesse, ils baissèrent leurs armes et les saluèrent en s'inclinant.

Toujours fascinée par le portrait, Caelia n'avait pas entendu revenir Charles et sursauta lorsqu'il prit la parole. Il avait une voix douce lorsqu'il s'adressait à elle. Elle ne l'avait pas encore remarqué. Peut-être était-ce à force de s'entêter et ne rien entendre. Et lorsqu'il lui fit un compliment, elle ne put s'empêcher de rougir.

Pourtant le doute s'empara d'elle aussitôt qu'elle se mit en marche derrière lui. Comment pouvait-il dire cela ? N'était-il pas évident que cela n'était qu'une flatterie ? Jamais personne ne l'avait complimentée ni dit qu'elle était jolie.

*Il essaie de me flatter pour que je sois de bonne humeur face à mon grand-père. Cela doit être tellement facile pour lui de dire des choses comme cela lorsqu'on est beau.*

Oui, Charles était beau. Cela, elle ne pouvait pas le nier. Elle prenait plaisir à le regarder marcher avec grâce, grâce qu'elle n'aurait jamais. Ses gestes étaient légers comme son pas et ses cheveux avaient une merveilleuse couleur.

Enfin, ils arrivèrent devant les appartements du roi, et la jeune fille salua d'un signe de tête les gardes. Ils la regardaient avec un regard emprunt de bonté et cela l'étonna. Caelia entra alors à la suite de Charles et examina avec attention la décoration des appartements royaux.
Bien que les signes de richesse y étaient frappants, la jeune fille admettait que le reste était chaleureux et décoré avec goût. Elle se demanda alors à quoi ressemblait son grand-père.

Charles avait complimenté la princesse avec sincérité et le rougissement du visage de celle-ci lui décrocha un sourire amusé. Elle n'avait peut-être pas l'habitude des compliments, il en fut quelque peu surpris. Les Américains n'avaient-ils pas pu voir derrière cette apparat ordinaire la beauté de Caelia?

*Et en tant que gentleman, je me dois de complimenter une femme lorsqu'elle irradie de charme et de beauté.*

Devant l'entrée de la chambre du roi, Charles toqua à la porte par deux coups.

"Votre Altesse, c'est Charles Ashworth. Je suis avec la princesse Caelia."

Une voix faiblarde l'autorisa à entrer. Charles tourna donc la poignée et ouvrit la porte. D'une légère courbette, il invita Caelia à entrer la première puis la suivit. Le roi était allongé dans un immense lit à baldaquin, le visage hagard. Sa longue et fine barbe lui donnait des allures d'enchanteur et malgré sa faiblesse, son regard bleu pâle restait vif. Charles s'approcha de lui avec une familiarité trahissant le protocole, qui lui avait pourtant été rapidement enseigné par le chambellan qui piquait un fard dans son coin.

"Oh, c'est vous, Charles. On m'a rapporté que vous aviez été attaqué en chemin...
-Rassurez-vous, la princesse est saine et sauve."

Charles avait promis au roi qu'aucun mal ne serait fait à la princesse avant qu'il ne puisse la rencontrer en personne, et il avait tenu sa promesse. Le jeune homme tendit sa main ouverte vers Caelia pour l'inviter à s'approcher du lit afin de faire connaissance avec son grand-père.